Quand j’entre dans la forêt, j’entre dans un monde – et presque malgré moi, à la lisière entre le clair et l’obscur, je m’incline. Mes genoux cèdent et ma tête se courbe. Comme lorsque j’entre dans une église. Plus surement que dans une église. Je deviens silence… Je salue. Je ne peux aujourd’hui franchir l’orée du bois, sans que quelque chose en moi se transforme à l’instant. Mes sens s’éveillent. La joie pointe. Je me surprends à sourire, à frémir. Enfin ! Je suis là. Je respire. Ma révérence consacre l’espace, qui, en retour, s’ouvre et me reçoit. Mon esprit s’accorde à l’unisson et change de fréquence. Dehors, je suis comme sourde. Là, j’entends, je vois et je sens à nouveau tout ce qui trésaille autour de moi. La nuit, bien sûr, c’est encore plus fort. Il n’y a pas de tricherie possible. Je suis livrée à moi-même, sans autre alternative que de m’y réfugier. C’est alors que commence la véritable rencontre.
Pas à pas dans la forêt
Généralement, avant de passer la nuit dans la forêt, j’effectue un premier repérage à la lumière du jour, toutes antennes déployées pour « sentir » l’endroit et évaluer les risques ; non pas ceux de la nature, prévisibles et contournables, mais ceux d’éventuelles rencontres importunes. Dans nos forêts occidentales, le seul prédateur sur lequel s’exerce ma vigilance est l’homme, qui plus est celui muni d’un fusil. Mes sens, à l’affut du moindre craquement, du moindre brin de voix, de la moindre trace de passage…. s’aiguisent. Je redeviens animale, vive et instinctive. J’apprends à me cacher et à rendre ma présence de mammifère, de femelle indétectable. Au moindre doute, je m’accroupis dans un fossé, je grimpe à un arbre ou me recouvre de feuilles mortes à me rendre invisible. Si je ne suis en confiance ni avec le lieu, ni avec mes propres capacités –peur, hésitation, fatigue soudaine…, je rebrousse chemin. Si par contre tout me semble juste, à sa place, je me prépare pour la nuit et, tapie comme une renarde dans sa tanière, j’attends la venue de la pénombre protectrice.
Au cœur de la nuit
Les oiseaux ont chanté leur dernière mélodie, l’obscurité s’intensifie, l’air devient plus coupant et le silence plus dense. Comme derrière le rideau qui vient de tomber sur la scène, tout s’anime : les arbres s’étirent et changent de forme, les animaux sortent de leur cachette, le chevreuil ose une échappée dans la clairière, les sangliers labourent la terre à la recherche de nourriture et moi, je m’immisce plus avant dans les profondeurs. Je ne reconnais plus rien. Les distances, les reliefs, les sons… tout a changé.
Dans l’immensité de la nuit, le moindre bruit prend une ampleur disproportionnée. Ce ne sont que froissements, craquements, souffles et frémissements. Derrière moi, une branche cède. Je me retourne. A quelques mètres, un gros sanglier mâle me toise en grognant. Je n’ai pas toutes les clés : « Es-tu fâché ou juste curieux ? » Je respire largement et me met en attente, si possible transparente et inodore. Ma bonne foi et mon camouflage grossier le laissent hésitant quelques instants. Son groin pointé vers moi, il a la grâce de faire semblant de m’ignorer retournant fureter dans les feuilles.
Je n’ai pas de lampe, mon portable éteint au fond de mon sac n’est là qu’en cas de pépin, et pour tout bagage, je n’ai qu’un piètre bâton qui me donne l’illusion du courage, des chaussures fermes, un duvet, de l’eau et quelques fruits secs pour le matin. Plus j’avance dans la forêt, plus je deviens légère, comme si je me libérais de quelques entraves et me nettoyais. J’entre progressivement en affinité avec ce qui m’environne et me constitue tout à la fois. Dans l’obscurité qui s’est refermée derrière moi et qui me protège, guidée par la lune, je finis par voir claire comme en plein jour.
Alors, seule au milieu de l’univers, je m’abandonne. Chaque parcelle de mon être entre en résonance avec une parcelle de la forêt, en de subtiles correspondances : l’étoile scintille dans ma tête, la feuille frémit dans mon dos, l’insecte tambourine dans ma cage thoracique, l’herbe sèche se froisse dans ma nuque, la souris rit dans mon cœur…. Je deviens forêt. C’est un réveil en cascade des sens, un feu d’artifice qui se propage de cellule en cellule. Mon cœur bat la chamade. Mes pieds se soulèvent, je m’élève, me mets à danser, à voler, à rebondir sur le tapis de feuilles mortes. C’est à ne plus y tenir. Je vis. J’aime. Je ris. Je pleure d’amour, de joie et de douleur. Vidée, mon émotion s’apaise peu à peu et me dépose à terre, m’enracine. J’entre progressivement dans de nouvelles profondeurs, celles de mon intériorité. Et je reste là, sans bouger, à la fois intensément présente à l’instant et ouverte à tous les possibles.
Dans cet état de reliance continue, je reprends le cours de mon exploration. Tel un animal, je cherche un endroit pour dormir. C’est tout un rituel. En quête, je trace des lignes invisibles d’un côté à l’autre de la clairière ou du fourrée, je reviens sur mes pas, je tourne et tourne comme un chien dans son panier, jusqu’à ce que je sente que c’est là… et pas ailleurs. Un tapis de mousse, les racines accueillantes d’un arbre, une alcôve sous des branchages ou un antre dans les rochers… Sous la voûte des branches et des étoiles entrecroisées, je suis chez moi et j’y suis infiniment bien. A même le sol, je me couvre de mon duvet, posant ma tête sur un coussin de feuilles ou sur la souche moussue d’un arbre, et là, en toute confiance dans les bras gigantesque du monde, je me laisse glisser dans le sommeil… et m’éveille.
En nature, je dors « éveillée », non seulement parce que mes sens s’exacerbent, mais aussi parce qu’à ce moment là, je me sens pleinement moi-même, mon épiderme collé à l’épiderme de l’univers, ouverte à sa dimension. La frontière entre mon espace intérieur et l’extérieur s’évanouit, et je navigue à la bordure du monde, sur la fine crête entre rêve et réalité.
Ma nuit est peuplée de songes et de visiteurs : une troupe de marcassins qui cherchent des glands sous le chêne où je me suis installée, une chouette qui joue les effraies, un renard qui furète, quantité de bestioles qui s’ingénient à gratter le sol autour de ma tête et à me faire croire, par le bruit effroyable qu’elles font, qu’elles sont gigantesques. Que dire de cette extraordinaire symphonie de la nuit quand tout vient à s’accorder ? Que dire quand, au milieu de la lune, dans la clairière de mon cœur, un grand cerf souffle sa brume blanche tel un drap de lumière ? Que dire du loup que je sens à mes côtés et qui, malgré la fascination que j’ai pour lui, réveille en moi les peurs de toutes les générations passées et me laisse exsangue ?
Il m’arrive d’avoir peur…
Car bien sûr, il m’arrive aussi d’avoir peur, une peur qui vient de si loin qu’elle me semble venir du temps où j’étais singe ou quelque mammifère susceptible d’être dévoré par un carnassier. Une peur des entrailles sur laquelle le rationnel n’a aucune prise. Mes poils se dressent littéralement sur ma peau (je l’ai observé), mes tempes bourdonnent, je ne suis plus qu’un grand cœur qui bât, et mes terreurs enfantines en profitent pour s’exprimer. Ce que je vis alors, est, me semble-t-il le face à face intégral de l’humanité et du sauvage. Une seule issue : s’abandonner, se laisser faire, s’ouvrir au monde qui nous entoure et entrer en résonance avec lui comme si nous n’étions qu’un. C’est la forêt qui vient à ma rencontre, me parle, m’apaise et m’apprivoise. L’effroi dépassé, c’est une grande libération et une grande paix. Le sentiment d’avoir été nettoyée en profondeur.
Il me faut parfois plusieurs nuits d’affilée en forêt pour parvenir à faire sauter les verrous de mes résistances et à me retrouver en symbiose. Les premiers moments de retrouvailles, surtout après une longue absence, sont les plus difficiles, car ils portent en eux le souvenir de la perte, de la séparation d’avec la nature, mais aussi d’avec soi-même. Plus l’absence est longue, plus la cicatrisation est lente à se faire. Heureusement, quelque chose se souvient –même si dans cette vie, nous ne l’avons jamais vécu. En nous immergeant dans la nature, nous célébrons des retrouvailles, comme celles de l’enfant perdu et de sa mère, douloureuses mais réparatrices. Il n’est à mon sens pas d’exercice d’écologie et de réconciliation plus puissant, de communion plus intense, que cette immersion inconditionnelle dans le ventre de la nature.
L’appel de la forêt
Je vis l’expérience de la forêt comme une expérience « religieuse », au sens où elle me permet de me relier à la nature, à moi-même et à ce qui me dépasse. Plus que tout autre lieu de nature, la forêt est pour moi le lieu d’émergence privilégié du sacré et de la vie, une zone de contact avec la source et l’origine, un nœud condensé de sens où, à la jonction entre la lumière et la nuit, germe l’éternel. Elle est aussi ce point de rencontre subtil entre le visible et l’invisible, entre le conscient et l’inconscient, entre les profondeurs du monde et mes propres profondeurs. En son cœur se croisent les sillons intemporels des grands mythes et ceux de nos rêves les plus intimes. En entrant dans la forêt, nous pénétrons, humanité toute entière, dans notre espace intérieur, truffé d’ornières, de ronces, de bêtes sauvages et de sorcières, mais aussi de fées, de princesses et d’hommes au cœur pur. Miroir de nos pulsions et de nos démons, qui, sortis de leurs tourbières, se métamorphosent, la forêt est aussi un espace de transmutation, d’épuration… que je devine aujourd’hui salvateur. C’est le lieu où le sauvage peut encore s’exprimer, où le loup, l’ours et les autres animaux libres résistent à l’homme domestiqué qui tente vainement de les chasser hors de lui. Vainement, car nous avons oublié que l’ours, le loup et tous les êtres sauvages qui peuplent la terre nous constituent nous-mêmes, et que si, par malheur, ils venaient à disparaître, nous disparaîtrions également. La vie est infinie dans le potentiel qu’elle recèle et se manifeste en permanence au sein de la forêt pour qui sait la recevoir, l’honorer et l’aimer. Tant qu’il restera quelque espace sauvage où vibre l’âme du monde et vit l’être libre, nous pourrons nous y abreuver et, par notre émerveillement et notre amour, le nourrir en retour.
Christine Kristof-Lardet